Il est désormais aussi simple de s’inscrire à un cours en ligne que d’acheter une paire de baskets sur Internet. Mais n’espérez pas recevoir le savoir par la poste, même en ayant payé…
Est-il besoin de le rappeler, en tant que déclinaison de l’e-Learning, les MOOC se caractérisent par les éléments suivants :
- L’accès de tous, sans pré-requis et sans condition de localisation
- L’inscription facile, en deux clics
- La simplicité de la navigation
- L’abondance de l’offre
Ce qui n’est pas sans rappeler une autre branche de la vie en ligne, actuellement beaucoup plus florissante que l’éducation : l’e-Commerce.
L’e-Commerce, une illusion de liberté
Grâce à l’e-Commerce, acheter n’a jamais été aussi simple. Non seulement parce que nous n’avons plus besoin de nous déplacer jusqu’au magasin, mais aussi parce que sur le site de vente, tout est fait pour nous conduire à l’acte d’achat. L’ergonomie des sites est conçue en fonction des comportements des utilisateurs, capitalisés via la gigantesque masse de données collectées avec leur consentement relatif; sait-on vraiment ce à quoi l’on consent en acceptant les cookies, en communiquant son adresse mail et en donnant son avis sur un site d’e-Commerce ? Comme le dit fort bien Matthew B. Crawford, dans son ouvrage Contact, ceux qui organisent l' »architecture du choix » n’ont qu’un objectif : que nous choisissions ce que nous allons de toutes façons acheter.
La manipulation d’une souris d’ordinateur est-elle une forme d’agir ? On peut considérer ce geste emblématique de la vie contemporaine comme une illustration de la conception appauvrie de la capacité d’agir de l’être humain qui est la nôtre dès lors que nous percevons l’action comme la série de mouvements autonomes d’un individu isolé et -fondamentalement déconnecté du réel (…)
Si l’agir humain relève désormais du choisir plutôt que du faire et que choisir est à la portée d’un clic de souris, on comprendra qu’un moi ainsi déconnecté du réel soit particulièrement docile aux visées manipulatrices des « architectures du choix » qui colonisent nos espaces publics. (…) dans les recoins les plus obscurs du capitalisme, on s’emploie activement à promouvoir ce type de désengagement, au point d’induire une certaine forme d’autisme. (p. 124-125)
Et cette architecture est si bien pensée, s’exprime en des termes si valorisants pour le consommateur que, loin de nous sentir contraints à l’achat, nous avons le sentiment de réaliser un acte volontaire, autonome, bien plus que dans un magasin où nous ressentons fréquemment la friction entre notre propre volonté et celle du vendeur. L’efficacité de l’e-Commerce se trouve ici, dans cette sensation de liberté au moment où nous nous soumettons à une impitoyable stratégie d’annulation de notre volonté qui n’est pas portée par un individu en chair et en os mais par une série d’algorithmes et une présentation flatteuse.
La solitude de l’acheteur de fond
Le passage à l’acte (d’achat) est en outre facilité par la situation d’extrême vulnérabilité dans la quelle nous nous trouvons le plus souvent lorsque nous achetons en ligne : chacun est seul devant son écran, avec sa carte de crédit à proximité. Pas de pression amicale de la bonne copine, celle qui n’hésite pas à nous dire « Tu as déjà 6 jeans de ce genre ! » ou « Mais enfin, tu ne portes jamais de talons, alors cette paire de pompes avec talons de 8 cm, oublie !« . Pas de regard narquois du bon pote qui nous voit flasher sur le maillot de votre équipe de foot préférée, les baskets jaune fluo que vous n’oserez jamais porter devant votre copine ou une x-ième boîte de Legos Star Wars.
Et tout ça, au nom de notre liberté, du « C’est pas grave, c’est que 35 euros » ou du « Je peux quand même bien me faire ce petit plaisir« .
Résultat : nos placards regorgent d’objets achetés en ligne dont nous n’avons pas besoin, que nous n’utilisons pas, que nous ne nous souvenons même pas d’avoir achetés quand ils arrivent chez nous. Preuve de l’efficacité des architectes du choix et des données que nous mettons à leur disposition.
Cette pulsion d’achat, si prompte à se déclencher, est entretenue par de multiples mails de relance, d’offre spéciale, de recommandations de gens « comme nous », de messages qui nous sont directement adressés : « Vanessa, il y a longtemps qu’on ne vous a pas vue sur … ! Vous risquez de passer à côté de notre nouvelle collection ! Pour vous remercier de la découvrir, je vous offre un bon d’achat de… Alors, n’hésitez plus et cliquez ici !« .
Et aucun risque de voir se tarir l’une des principales sources contemporaines de l’hyper-consommation : les sites sont innombrables, et chacun d’eux regorge de produits, manifestant la victoire de l’abondance sur la rareté, sauf lorsqu’il s’agit de soldes et de ventes exceptionnelles : plus que 3 téléviseurs de ce modèle ! Plus que 02h 13 mn et 23 secondes ! Désormais, « beaucoup » est obligatoirement mieux que « peu ». La surabondance, paralysante lorsque l’on doit utiliser des ressources numériques pour s’informer ou apprendre, joue parfaitement son rôle de stimulateur lorsqu’il s’agit d’acheter.
L’éducation est devenue un produit d’e-Commerce
Avec les MOOC, l’éducation est effectivement entrée dans l’ère digitale, et pas seulement pour le meilleur. Avec les MOOC, l’éducation est devenue un produit d’e-Commerce.
Un portail, quelques clics : vous voilà inscrit à un MOOC. En bon consommateur, vous craquez devant l’abondance : vous vous inscrivez volontiers à plusieurs MOOC en même temps, et peu importe le temps cumulé nécessaire à les suivre. D’ailleurs, lorsqu’arrivera le moment du démarrage de l’un d’entre eux, vous ne vous souviendrez même plus que vous y étiez inscrit.
Bref, vous êtes inscrit. En échange de cette inscription, qu’est-ce que vous avez ?
Au minimum, vous avez accès à un cours composé de plusieurs séquences, à des contenus vidéos (souvent téléchargeables, ce qui renforce l’illusion de la propriété), des quiz pour vous rappeler le sens de votre visite, parfois une communauté de pairs, même si c’est de plus en plus rare, à mesure que les MOOC se banalisent et que leurs utilisateurs gagnent en désinvolture. Le temps des early adopters militants étant terminé depuis longtemps.
Mais en échange de cette si simple inscription, vous n’aurez pas d’apprentissage garanti. Car si l’inscription ou la simple visite vaut achat presque à coup sûr sur un site d’e-Commerce, l’inscription à un MOOC ne vaut pas apprentissage.
On peut acheter le produit, mais pas l’apprentissage
A ce niveau du raisonnement, les critiques ne vont pas manquer : « Les MOOC sont gratuits. Donc, la comparaison ne tient pas. L’architecture du choix mise en oeuvre sur les plateformes de MOOC ne vise pas à vendre, mais seulement à offrir de la connaissance à un usager, contre les données qu’il veut bien laisser« . Ceci suffirait en soit à valider la comparaison, puisque les données sont considérées comme le trésor de guerre des exploitants de plateformes. Et les signes se multiplient qui rapprochent le phénomène des MOOC du secteur de l’e-Commerce : la recherche obsessionnelle de business model dès les premiers jours, comme si l’éducation ne pouvait demeurer gratuite bien longtemps; la mise en place d’une logique freemium / premium, avec l’explosion de l’offre de SPOC. On voit même apparaître des MOOC en accès payant (chez Coorpacademy par exemple). Clairement, nous sommes en pleine phase d’acculturation aux MOOC : une fois le réflexe du MOOC bien installé pour une proportion significative d’Internautes, l’accès deviendra systématiquement payant, c’est certain.
Lorsqu’il sera devenu un produit comme un autre, avec sa gamme de prix, ses soldes, ses promotions… le MOOC ne vous donnera pas pour autant la garantie de l’apprentissage. Certes, le fait de payer pour voir vous fera réfléchir à deux fois et renforcera votre engagement. Mais cela ne vous dispensera pas de l’effort d’apprentissage. Car si acheter est plus facile que jamais, apprendre demeure difficile.
Apprendre demande un effort intérieur, personnel. Et si vous êtes tout seul derrière votre écran, une ou deux soirées par semaine pour suivre votre cours, c’est vraiment difficile. Mais les distributeurs de MOOC s’en moquent, car ils capitalisent (au sens propre du terme) sur les inscriptions. Comme la valeur de ce nombre est en baisse rapide, ils mettent en place différentes stratégies pour que vous suiviez le cours le plus longtemps possible. Ils utilisent là les mêmes stratégies que dans l’e-Commerce : messages de relance, gains minimes, création d’événements… C’est bien plus simple que de vous faciliter l’apprentissage. Car il leur importe peu, finalement, que ceux qui éprouvent des difficultés à apprendre seul derrière un écran ne les aient pas surpassées. Ils sont venus, ils ont laissé des traces, ils sont vaincus.
Oublier les MOOC et revenir en classe ?
Devant une si sombre démonstration, ceux qui militent et agissent sincèrement en faveur de l’apprentissage pour tous sont sans doute tentés de jeter jeter le bébé avec l’eau du bain. D’oublier les MOOC, leur promesse d’apprentissage ludique et facile. De revenir à l’ascèse de l’étude, vantée notamment par Cynthia Fleury qui, dans son dernier ouvrage chante les louanges de la discipline comme condition présidant à tout apprentissage :
Si intime soit-elle, liée à l’amour irremplaçable qui unit parents et enfants, l’éducation reste l’entreprise publique majeure. (…) [Il se joue là] un déclic, le début de quelque chose ; l’attention, l’autonomisation, l’émancipation, la conscience critique. C’est dans cet espace que surgissent les prémices de l’individuation. Il ne faut toutefois pas se leurrer : cela nécessite du travail, de la discipline. La discipline, ce n’est pas de la soumission qui nous transforme en mouton, en chaînon, en suiveur : c’est un savoir-faire, un geste technique, une manière d’être, qui nous rend plus libres.
Cela ne semble pas en phase avec la société du « toujours plus facile » et du « je fais ce que je veux ». De plus, cette vision ascétique de l’apprentissage est porteuse d’inégalités et de reproduction sociale : seuls ceux pour qui cet effort est plus accessible qu’à d’autres, y consentiront : les individus intellectuellement brillants, ceux qui vivent dans un milieu bienveillant pour l’effort de type scolaire, ou encore ceux qui connaissent déjà le sujet de l’étude et auront donc moins d’effort à fournir pour réussir leur cours.
Il s’agit donc d’ouvrir les opportunités d’apprentissage au plus grand nombre, sans nier la nécessité de l’effort mais en le limitant à ce qu’il a de plus productif. Le fil sur lequel se tient cette ambition est extrêmement fragile. Mais on peut malgré tout s’y risquer. C’est ce que nous verrons dans la deuxième partie de cet article.
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Illustration haut : CollegeDegree360, Flickr, licence CC.